Le Soleil renaît en coop

Depuis le 19 août, les manifestations de soutien aux quotidiens du Groupe Capitales Médias se sont multipliées. Ici, à Québec, le 8 septembre dernier.

Tout indique que Le Soleil sera transformé en coopérative de solidarité avant la fin de l’année. Le Réflexe fait le point sur une petite révolution dans le monde de l’information.

Maintenant que le juge Daniel Dumais, de la Cour supérieure, a accepté la recommandation du séquestre de PwC, avec la bénédiction du gouvernement, les artisans de la coop ont jusqu’au 18 décembre pour conclure la vente. « On ne voit pas d’écueils majeurs qui empêcheraient la transaction », nous dit Jean-François Néron, membre du comité de formation de la coopérative et président du Syndicat de la rédaction du Soleil (CSN).

Par Nicolas Lefebvre Legault, conseiller à l’information


De la faillite au projet de coop

Transformer le capital de sympathie en capital

La nouvelle tombe comme une bombe le 19 août : le Groupe Capitales Médias, qui publie notamment Le Soleil, mais aussi cinq autres quotidiens régionaux, se place sous la protection de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité. « À partir de ce moment-là, on est dans une situation de fermeture si on ne trouve pas de repreneur », rappelle Jean-François Néron.

Le choc et la stupeur dans les salles de rédaction font rapidement place à l’espoir alors qu’une grande vague d’amour venant du public déferle. Les gens tiennent à leurs quotidiens et le manifestent de plusieurs façons. « On a remarqué un grand capital de sympathie et on s’est demandé pourquoi on n’essaierait pas de transformer ce soutien populaire en capital financier », raconte le journaliste.

L’idée d’une relance sous forme de coopérative avait été lancée par la Fédération nationale des communications (CSN) qui regroupe l’immense majorité des syndicats du Groupe Capitales Médias (tous, en fait, à l’exception du syndicat de la rédaction de La Tribune). Le 27 août, une assemblée générale conjointe des syndicats CSN du groupe mandate la fédération et MCE Conseils afin d’explorer l’option coop. 

« Après analyse, on s’est rendu compte que ce qui colle le plus à notre réalité, c’est la formule de la coopérative de solidarité qui permet de solliciter l’appui de la communauté », explique Jean-François Néron. Afin de maximiser l’appui du milieu, il a été décidé de créer six coopératives, une par quotidien, et une septième chapeautant le groupe pour les services communs.

« On a invité les gens à donner selon leurs moyens et nous sommes allés voir en parallèle les syndicats, corporations, entreprises pour obtenir du soutien », raconte le président du syndicat du Soleil. L’objectif était de récolter 500 000 $ dans chaque milieu, objectif atteint et même dépassé dans certains cas. En outre, les artisans des coopératives sont également allés chercher du soutien sous forme d’engagements publicitaires sur 1, 2 ou 3 ans. « Juste à Québec, on est allé chercher près de 1,5 M$, comme ça », indique Jean-François Néron.

« Nous sommes très satisfaits de l’appui de la communauté », nous dit Jean-François Néron, « on demande aux gens de donner sans avantages concrets, la réponse est excellente : la première raison pour laquelle les gens donnent c’est parce qu’ils croient à l’importance de l’information. » Le syndicaliste souligne que le contexte n’est pas facile, à la veille des fêtes, mais que l’appui de la communauté a donné le coup de pouce suffisant pour faire le bouclage de l’entreprise. « L’implication du milieu fut aussi un élément positif pour convaincre les grands bailleurs de fonds d’embarquer dans le projet. On a fait en un mois, un mois et demi ce qui prend de cinq à six mois habituellement », révèle-t-il.

Les évènements se sont bousculés dans la troisième semaine de novembre. Le mardi 19, le gouvernement a affiché ses couleurs et annoncé qu’il privilégiait le modèle coopératif pour la relance des quotidiens de GCM. Le même jour, le Mouvement Desjardins s’est toutefois désisté, ce qui entraine de l’incertitude. Cela n’a pas empêché le séquestre de PwC de recommander le projet de coop comme repreneur le lendemain. Vingt-quatre heures plus tard, le juge Daniel Dumais acceptait la recommandation du séquestre.


D’autres étapes à franchir

Il reste quelques étapes à franchir pour conclure la vente d’ici au 18 décembre. « On a des devoirs à faire pour répondre aux conditions imposées par le tribunal et les bailleurs de fonds », explique Jean-François Néron.

Il faut d’abord constituer légalement les coopératives et former les conseils d’administration. Les syndicats doivent également tenir des assemblées générales pour ouvrir les conventions collectives et mettre fin aux régimes de retraite. Le plan d’arrangement avec les créanciers doit également être approuvé par ceux-ci.

Finalement, il reste à compléter le montage financier. « Le refus du Mouvement Desjardins d’embarquer, alors que notre modèle est jugé crédible par les grands fonds, nous a étonné », dit Jean-François Néron, « la bonne nouvelle, c’est qu’on a des discussions avec d’autres acteurs et qu’on a bon espoir. »

Le plan d’affaires des coopératives prévoit un fonds de départ de 19 à 21 millions de dollars sur 5 ans. Jusqu’à maintenant, 16 M$ ont été trouvés. Il manque donc encore entre 3 et 5 M$ pour boucler le montage financier prévu. Un obstacle qui est loin d’être insurmontable considérant le chemin parcouru.


L’entonnoir

Quelques chiffres qui illustrent la crise que traverse une industrie autrefois prospère.

22 invitations ciblées ont été envoyées par le séquestre à des repreneurs éventuels

10 entités ont demandé à voir les chiffres de Groupe Capitales Médias

4 entités ont déposé une lettre d’intérêt pour reprendre le groupe

3 entités ont déposé un modèle d’affaires pour la relance

2 entités, dont le projet de coop, ont été retenues par le séquestre


Assemblée générale des syndicats du Soleil, le 27 août 2019. 

Dommage collatéral

« Un des gros dommage collatéral de la faillite de Groupe Capitales Médias, c’est la fermeture des régimes de retraite », explique Jean-François Néron. 

Le président du Syndicat de la rédaction du Soleil (CSN) explique qu’étant donné le déficit de solvabilité, le maintien des régimes de retraite aurait été un trop gros fardeau financier pour n’importe quel repreneur. « Juste la part de l’employeur, c’est près de 4 M$ par année, c’est impossible dans le contexte », laisse tomber Jean-François Néron.

Les artisans des coops ont donc fait leur deuil des régimes de retraite et les syndicats devront y mettre fin d’ici le 18 décembre. Il n’y avait malheureusement pas d’alternative, c’était ça ou la fermeture de l’entreprise et le chômage pour tous. Tout dépendant de la fluctuation des taux d’intérêts, les pertes risquent de s’élever à 25 %, tant pour les retraité-es que pour les actifs. Les retraité-es regardent toutefois toutes les options possibles pour limiter les pertes et responsabiliser Power Corporation, leur ancien employeur.


Le Groupe Capitales Médias en bref

Le Groupe Capitales Médias est né en mars 2015, lorsque Martin Cauchon rachète les quotidiens régionaux du groupe Gesca, filiale de Power Corporation. Les quotidiens publiés sont :

  • Le Soleil, Québec (1896)
  • Le Droit, Ottawa-Gatineau (1913)
  • La Voix de l’Est, Granby (1935)
  • La Tribune, Sherbrooke (1910)
  • Le Nouvelliste, Trois-Rivières (1920)
  • Le Progrès-Dimanche et Le Quotidien, Saguenay (1879-1973)

Après des années de compression, le Groupe Capitales Médias compte environ 300 employé-es et plus de 900 retraité-es. GCM a des dettes accumulées de 32 M$, dont 15 M$ à Investissement Québec, et perd entre 150 000 $ et 200 000 $ par semaine.


Fonctionnement du modèle coopératif

Jean-François Néron, président du Syndicat de la rédaction du Soleil (CSN)

Le modèle retenu pour la relance du Soleil est la coopérative de solidarité. Comment ça fonctionne ? Qu’est-ce que ça va changer ?

La coopérative de solidarité est un modèle coopératif dans lequel il y a deux types de membres : les membres travailleurs et les membres de soutien (qui peuvent être autant des corporations, des syndicats par exemple, que des individus). Le pouvoir dans une coopérative appartient aux membres, sur la base démocratique d’un membre, un vote. Les membres se réunissent en assemblées générales et élisent un conseil d’administration. Au quotidien, la gestion peut être plus ou moins participative.

Dans le cas du Soleil, bien que la répartition exacte des pouvoirs ne soit pas encore déterminée, on sait déjà que les employé-es seront toujours majoritaires. La loi prévoit d’ailleurs que les membres de soutien ne peuvent avoir plus du tiers des sièges au CA. Des collèges électoraux seront créés et cadres et syndiqué-es auront un pouvoir égal.

« Le Soleil c’est une entreprise où il y a eu beaucoup de tensions patronales/syndicales dans le passé », rappelle Jean-François Néron, « le modèle retenu amène tellement de changement dans la gouvernance qu’on ne peut pas prévoir ce qui va se passer exactement. » Selon le syndicaliste, une chose est sûre, on n’est plus dans une logique de confrontation. « C’est comme une roue qui tourne, tout le monde est redevable à tout le monde », illustre-t-il, « il y a beaucoup de questionnement, il va falloir redéfinir le rôle syndical dans ce contexte, on apprend ».

Selon les études, les travailleuses et les travailleurs se tournent souvent vers le modèle coopératif en désespoir de cause, quand tout a été essayé et qu’il n’y a plus d’issue. « C’est un modèle qui demande beaucoup de pédagogie, on a senti beaucoup de questions et de craintes parmi les membres », révèle Jean-François Néron. « Les coopératives c’est quelque chose que l’on connaît au Québec, mais de loin, comme un voisin à qui on ne dit jamais salut et dont on ne prend pas de nouvelles », illustre-t-il.

Les employé-es du Groupe Capitales Médias sont le groupe qui s’investit le plus dans le projet de coopérative. Au plan financier, leur contribution se fait sous la forme d’une retenue à la source d’environ 5 %, ce qui permettra de récolter environ 5 M$ en cinq ans.

« Si on a une chance de réussir, c’est en sortant du modèle traditionnel qui est de faire des profits à tout prix, sur une base trimestrielle », explique Jean-François Néron, « bien sûr on veut être rentable, mais on a pas besoin de faire des profits, ce qu’on veut c’est que l’information continue, tant mieux si on peut verser des ristournes, mais ce n’est pas le but ».


L’avenir à court terme du Soleil

Qu’est-ce qui attend Le Soleil dans les mois à venir ? Plusieurs scénarios ont été évoqués dans les médias, mais rien n’est encore totalement arrêté.

« Le modèle coopératif n’est pas une fin, c’est un véhicule, il doit être porté par un modèle d’affaires pérenne », explique Jean-François Néron qui précise : « on ne pourra plus faire dans le futur ce qu’on fait actuellement, il faudra absolument diversifier les sources de revenus, c’est ce qu’on veut faire dans la prochaine année. »

La coopérative ne partira pas de zéro. Avant le naufrage de l’entreprise, les employé-es travaillaient déjà depuis six mois sur un nouveau modèle d’affaires. Plusieurs idées circulent, comme celles de faire contribuer les lecteurs pour l’application et d’abandonner le papier en semaine, mais rien n’est encore arrêté. 

« On va informer les lecteurs au fur et à mesure des changements, s’il y a lieu. Ce sera une transition en douceur », assure Jean-François Néron, « le papier n’est pas là pour disparaitre au 1er janvier si on devient une coop. »


Vous pouvez encore contribuer

La campagne pour sauver les quotidiens du Groupe Capitales Médias a été lancée dans l’urgence. Les échéanciers étaient particulièrement serrés, une offre devant à l’origine être déposée avant le 25 octobre. Sachez qu’il est encore possible de contribuer, que ce soit comme syndicat ou comme individu.

« On peut devenir membre de la coopérative à tout moment », indique Jean-François Néron. Pour le moment, les artisans de la coopérative ne peuvent rien promettre aux membres, d’une part parce que la coopérative n’est pas encore formée, mais aussi à cause d’exigences légales de l’Autorité des marchés financiers.

« Ce n’est surtout pas un investissement, mais plutôt une contribution volontaire », dit Jean-François Néron, « tout ce que l’on peut promettre pour le moment c’est que, si ça fonctionne, l’information va continuer d’être livrée ». Si les objectifs de financement populaire ont été atteints pour le montage financier, les dons sont toujours les bienvenus. « Plus on a de soutien de la communauté, mieux c’est », explique-t-il, « ça va faciliter nos investissements et permettre d’accentuer notre virage numérique. » n

Pour contribuer : http://coopmonjournal.com


Le conseil central appuie la coopérative 

Le Conseil central de Québec–Chaudière-Appalaches (CSN) a donné début octobre son appui à la coopérative du Soleil. Une lettre d’engagement de 10 000 $ pour le projet de coopérative a été signée. 

« Soyons clairs, la disparition du Soleil aurait été une catastrophe pour la région », selon la présidente du conseil central, Ann Gingras. Pour le conseil central, la crise que traverse le Groupe Capitales Médias devait se transformer en opportunité historique : celle de redonner Le Soleil à ses artisans et à sa communauté. 

« Ensemble, on va sauver Le Soleil et la diversité de l’information », s’enthousiasme Ann Gingras. « Imaginez une presse réellement indépendante, entièrement consacrée à son rôle d’information, imaginez une presse ne devant rendre de comptes qu’à la communauté qui la supporte ! Il me semble que c’est une aventure emballante qui mérite tout notre appui. »


Extrait du numéro de décembre 2019 du journal Le Réflexe