L’expansion syndicale (1933-1945)

L’année 1933 marque un nouveau départ pour les syndicats nationaux et catholiques de Québec. Le mouvement change de nom, déménage et se réorganise. Place au Conseil général des syndicats catholiques de Québec et à l’expansion syndicale.

Par Nicolas Lefebvre Legault, conseiller à l’information

Nouveau départ

En 1933, les syndicats catholiques déménagent dans une vieille manufacture de chaussures au coin des rues Caron et Charest dans Saint-Roch. Archives CCQCA.

Une grave crise traverse le vieux Conseil central national des métiers du district de Québec durant l’été 1933. Comme nous l’avons vu dans le dernier numéro du Réflexe, la direction historique qui présidait aux destinées du mouvement depuis 1918 quitte alors le devant de la scène à l’occasion d’une scission. Un nouvel organisme, le Conseil général des syndicats catholiques de Québec prend le relais dès le mois d’août et est affilié à la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC, l’ancêtre de la CSN), en octobre. En quelques mois, tous les vieux syndicats nationaux ont joint le nouveau mouvement, sauf deux qui seront rapidement remplacés dans leurs champs d’activité par de nouveaux syndicats catholiques. Le conseil général est plutôt faible au départ : il ne compte qu’une quinzaine de syndicats aux effectifs décimés par la crise économique et une caisse vide.

L’Église mettra la main à la pâte pour maintenir le mouvement à flot. Tout d’abord, l’application stricte de la préférence syndicale permet aux syndicats du Conseil des métiers de la construction de se maintenir puisque les institutions religieuses sont les seules à continuer de construire et à rénover pendant la crise. Ensuite, le Secrétariat des syndicats catholiques, en plus de maintenir sa subvention annuelle, achète une vieille manufacture de chaussures au coin des rues Caron et Charest dans Saint-Roch, pour loger le mouvement et remplacer la vieille bourse du travail de la rue Saint-Vallier, perdue dans la saga de la scission.

Gérard Picard, qui a tenu la présidence de la CTCC pendant la grande noirceur et les grandes grèves des années 1950, a fait ses premières armes au Conseil général des syndicats catholiques de Québec dont il a été secrétaire puis président de 1934 à 1943. Journaliste à l’Évènement et à l’Action catholique, il a fait ses premières armes dans le syndicalisme catholique à l’âge de 27 ans.

L’expansion syndicale sera également facilitée par une conquête législative en 1934 : la Loi d’extension des conventions collectives (une revendication originale de la CTCC). Cette loi, qui figure toujours dans la législation québécoise, permet d’étendre par décret une convention collective intervenue entre un syndicat et un patron à toute une industrie sur un territoire donné. Cette loi a eu un effet bénéfique très important pour la classe ouvrière en permettant, pour la première fois, d’étendre aux non-syndiqués des conditions négociées par les syndicats. Elle a également amené de plus en plus de gens à vouloir se syndiquer pour avoir voix au chapitre et obtenir de meilleures conditions de travail.

Finalement, grâce à un comité permanent d’organisation composé de 11 syndicalistes bénévoles qui organise toutes les semaines des randonnées d’organisation (à moto !), le conseil général est à même d’opérer une percée dans la grande industrie en dehors de Québec, même dès les années 1930. La percée dans l’industrie ne se fera pas sans mal et entraînera son cortège de grèves, aujourd’hui oubliées (dans les mines de Thetford en 1935, dans le textile à Montmorency en 1937, dans la métallurgie à Montmagny en 1938, dans les tanneries de Québec en 1941, dans le bois ouvré en 1942, dans le vêtement en 1943, etc.).


Le conseil général en 1942

En 1942, le conseil général est composé d’une cinquantaine de syndicats comptant environ 12 000 membres.

Un peu plus de la moitié des syndicats sont domiciliés à Québec, les autres sont éparpillés dans 17 localités sur un territoire qui part du comté de Portneuf à l’ouest et s’étend jusqu’à Rivière-du-Loup et Rimouski à l’est. Le conseil général et ses syndicats sont signataires de 310 conventions collectives, dont une vingtaine étendues par décret à toute une industrie, sept ordonnances ministérielles et une dizaine de contrats avec atelier fermé. Dans quelques cas, l’embauche est même confiée aux syndicats.

Quatre gros syndicats industriels sont dominants : le Syndicat catholique national des mineurs de Thetford Mines (1 720 membres), le Syndicat national catholique des travailleurs du textile de Saint-Grégoire-de-Montmorency (1 502 membres), l’Union protectrice des travailleurs en chaussures de Québec (1 200 membres) et le Syndicat national catholique des mineurs d’Asbestos (1 043 membres). Outre ses quatre mastodontes, le conseil général est très présent dans l’industrie de la construction, le commerce, les pâtes et papiers, la métallurgie, les tramways et vient d’opérer une percée chez les employé-es municipaux et dans les hôpitaux.

En 1938, le conseil général amorce la publication d’un mensuel, Le Syndicat, qui se poursuivra jusqu’en 1941 (ce qui coïncide avec l’apparition d’un mensuel national : Le Travail et la vie syndicale).

Le conseil général se réunit en assemblée générale deux fois par mois, il est dirigé par un comité de régie de 12 personnes et un comité exécutif de 6 membres. L’équipe compte une demi-douzaine de permanents salariés en plus des aumôniers. Le cumul des fonctions avec la CTCC est encore la norme, ainsi, on constate l’apparition d’un certain Gérard Picard qui sera secrétaire, puis président du conseil général de 1934 à 1943 tout en étant secrétaire et permanent salarié de la CTCC de 1936 à 1946… le tout en terminant des études de droit (1938-1944).

Action collective

Le cas des jardins ouvriers

Au début des années 1930, la crise économique s’installe à Québec comme dans l’ensemble du monde capitaliste. Le chômage frappe dur et devient permanent. Pour y faire face, le Secrétariat des syndicats catholiques décide, en 1933, de mettre sur pied des jardins ouvriers.

Des contacts sont pris avec le ministère de l’Agriculture, la municipalité et les grands propriétaires terriens de Québec. On trouve des formateurs, on se fait commanditer des semences, on emprunte des outils et on se fait prêter des terrains en friche. La première année, quelque 110 jardins ouvriers sont créés dans Limoilou, Vanier et Saint-Sauveur. L’année suivante, le nombre de jardins double et atteint le million de pieds carrés. La progression se poursuit année après année jusqu’à atteindre un sommet de 1 500 jardins ouvriers durant la guerre. Ce projet a permis à autant de familles ouvrières de passer au travers de la crise sans crever littéralement de faim.

Au fur et à mesure que la prospérité s’installe, qu’une classe moyenne émerge à Québec et que les banlieues se développent, les jardins ouvriers sont délaissés jusqu’à sombrer dans l’oubli. C’est un peu à l’image des comptoirs coopératifs et des dizaines de caisses populaires que les syndicats catholiques avaient mis sur pied dans presque toutes les localités où ils étaient implantés, et ce, afin d’échapper à la logique du marché et des « profiteurs de la misère ».

Vue partielle des jardins ouvriers de Saint-François d’Assise en 1933. Archives CCQCA.


Une première grève nationale pour la CTCC

La grève du textile (1937)

Bien que le Conseil général des syndicats catholiques de Québec eu à soutenir plusieurs grèves durant la décennie, presqu’une par année, la plus impressionnante fut sans conteste celle de la Dominion Textile en 1937. À l’époque, il s’agissait de la plus grande grève de l’histoire du mouvement ouvrier québécois, de la première grève nationale contre une grosse compagnie. Elle fut malheureusement un demi-échec et, fait particulier, le seul syndicat catholique à survivre fut celui de Saint-Grégoire-de-Montmorency, un petit village ouvrier de 4 500 habitants en banlieue de Québec.

S’attaquer à un géant

Vue aérienne de l’usine de la Dominion Textile à Saint-Grégoire-de-Montmorency en 1925. Il s’agit de la plus grosse usine de la région de Québec. Source : BANQ.

À l’époque, la Dominion Textile contrôlait les deux tiers de l’industrie manufacturière et était le plus gros employeur au Québec. Il s’agit à proprement parler d’un géant qui exploite 55 000 personnes. En 1936, une Commission royale d’enquête sur l’industrie textile mobilise l’opinion contre les conditions exécrables qui sévissaient dans les usines. On parle d’une semaine de 55 h en moyenne, de rémunération à la pièce et d’un environnement à la limite de l’insalubrité (chaleur, humidité, poussière et coquerelles). Pour faire simple, les travailleuses et les travailleurs du textile sont les moins bien payés de toute l’industrie. Le fruit est mûr pour la syndicalisation.

Et de fait, la toute jeune Fédération nationale catholique du textile (CTCC) vient de se réorganiser. Elle a lancé, en 1935, une vaste campagne d’organisation dans les filatures de la Dominion Textile et est présente dans une dizaine de sites. À Montmorency, le syndicat a été fondé le 5 avril 1935. C’est la quatrième fois que les syndicats nationaux tentent d’organiser l’usine, qui est la plus grosse de la région de Québec. Cette fois est la bonne, la publicité entourant la Commission royale d’enquête permet au syndicat d’enraciner ses demandes et de recruter la majorité des travailleuses et des travailleurs. Fin juillet 1937, 689 syndiqué-es participent au vote de grève qui obtient 94 %. Des résultats similaires sont obtenus dans les autres usines du groupe où la fédération est présente.

La grève

Le 2 août 1937, quelque 10 000 tisserands débraient à Montréal, Valleyfield, Sherbrooke, Magog, Drummondville et Montmorency. Les revendications sont simples : le respect des employé-es, la réduction des heures de travail, des augmentations de salaire, l’arrêt des machines aux pauses, la reconnaissance de l’ancienneté et la reconnaissance syndicale. La fédération espère profiter de la récente Loi d’extension des conventions collectives pour civiliser d’un coup toute l’industrie. Sauf que la Dominion Textile ne l’entend pas ainsi. Elle refuse de reconnaître le syndicat et de négocier quoi que ce soit. Tout au plus offre-t-elle de se plier aux exigences de l’Office des salaires raisonnables nouvellement créée par Maurice Duplessis.

La CTCC prend la direction de la grève des tisserands. Alfred Charpentier, son président, devient directeur de grève tandis qu’à Montmorency ce sont Gérard Picard et J.Thomas Robitaille, respectivement secrétaire et président du Conseil général des syndicats catholiques, qui prennent la direction des opérations. Des assemblées de masse et des manifestations religieuses sont organisées aux quatre coins du Québec avec l’appui du clergé, mais rien n’y fait. Pire, la compagnie tente de rouvrir ses usines de la région montréalaise, où les syndicats catholiques sont moins forts, ce qui provoque des affrontements violents.

Au bout de 25 jours, le Cardinal Villeneuve intervient et force une médiation. La fédération, qui a épuisé toutes ses ressources depuis 10 jours (ce qu’elle se garde bien de rendre public) est forcée d’accepter. Finalement, un compromis bancal intervient. La compagnie accepte de négocier une convention collective avec un comité paritaire formé de syndiqué-es et de non-syndiqué-es. Les gains sont minimes, ils ne couvrent même pas les pertes subies pendant la grève et mécontentent les syndiqué-es.

Contre-offensive et résistance

À l’expiration de la convention collective, la compagnie renie sa signature et décide de former des « conseils de travail » pour remplacer les syndicats. La fédération est trop faible pour répliquer par la grève. Les ouvriers la désertent en masse et ses syndicats tombent un à un.

À Montmorency, la situation est différente. Lorsque les syndiqué-es sont appelés à voter pour le nouveau « conseil de travail », ils écrivent le nom de vedettes de la chanson sur les bulletins de vote. Le syndicat se maintient malgré tout et réussit à sauver les meubles à la satisfaction de ses membres.

La fédération se replie alors sur Québec. Trois ans après la grève de 1937, 70 % de ses membres appartiennent au Syndicat national catholique des travailleurs du textile de Saint-Grégoire-de-Montmorency. La présidence de la fédération passe à un natif de l’endroit. Pourquoi le syndicat survit-il à Québec, mais pas ailleurs ? Dur à dire. La petite communauté ouvrière de Montmorency est homogène et très soudée, le syndicalisme catholique domine la région, l’aumônier du syndicat vit dans le village, le conseil général obtient l’aide de la nouvelle École des sciences sociales de l’Université Laval pour organiser des cercles d’étude et former une équipe syndicale enracinée localement. Toujours est-il que c’est à partir de Montmorency que la fédération se réorganisera et repartira à la conquête des tisserands durant les années 1940 jusqu’à passer à l’offensive en 1947 et mener une grève victorieuse dans quatre usines de la Dominion Textile (Montréal et Valleyfield ne reviendront jamais dans le giron du syndicalisme catholique).

Selon Gérard Picard, qui y fut mêlé intimement, la grève de 1937 a forcé une réflexion à la CTCC. Les syndicalistes en sont venus à la conclusion que les travailleurs et les travailleuses étaient décidés à se battre, mais que la centrale était trop faible pour les protéger efficacement. Ce fut le début d’une prise de conscience qui a mené aux changements des années suivantes visant à donner à la centrale catholique les moyens de ses ambitions. Et, de fait, la Fédération du textile fut aux premières loges pour appuyer, au congrès de 1948, la mise sur pied du Fonds de défense professionnelle.


Une période de changements à la CTCC

À l’origine de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC, l’ancêtre de la CSN), les conseils centraux sont tout et la confédération n’est rien. C’est encore pire à Québec où les syndicats nationaux sont implantés de longue date et dominent la scène syndicale locale (pour donner une idée, il y a autant de membres de la CTCC à Québec qu’à Montréal). Le conseil général est lui-même une petite centrale et concentre toutes les fonctions qui sont aujourd’hui réparties entre la CSN, ses services et ses fédérations.

La CTCC va s’organiser et développer ses services tout au long des années 1930 et 1940. Le bureau confédéral est réformé en 1937 pour lui donner la forme qu’il a aujourd’hui, les cotisations dues à la centrale sont progressivement relevées, on commence à libérer certains membres du comité exécutif en 1936. Avant ça, c’était le conseil central qui les rémunérait et on leur reconnaissait une certaine autonomie et des pouvoirs en 1941. Des « conseillers techniques » sont embauchés. Les fédérations commencent à apparaître progressivement, une dizaine verront le jour durant la décennie, elles embauchent, elle aussi, des agents d’affaires et prennent en charge la négociation et les relations de travail.

Tant et si bien qu’à la fin de la guerre, le conseil général ne négocie plus directement que pour la moitié de ses syndicats affiliés et ne rémunère plus leurs permanents. Il a accepté que la centrale s’occupe des représentations auprès des gouvernements, de l’information et de la recherche. Il garde par contre jalousement l’organisation syndicale, la conduite des grèves et l’éducation des membres (on compte alors une dizaine de cercles d’étude affiliés au conseil général).

Ouvrières, manufacture de la Dominion Corset, 1934. Source : BANQ

Et les femmes?

Selon un recencement effectué en 1939, il n’y avait aucune femme parmi les officiers des syndicats membres du Conseil général des syndicats catholiques de Québec. À une exception notable : les officières du Syndicat catholique national des employés de l’industrie du corset.


Extrait du numéro de mai 2018 du journal Le Réflexe